Partir en vacances

Il existe des endroits au monde perdus dans la nature, où vivent des gens simples, relativisant l’emprise du quotidien, réfléchissant à la construction de paradis impossibles, où toutes les pensées allumées, déjantées et sincères seraient bienvenues. Des lieux propices à philosopher sur le temps, la nature, les petits riens, les grandes histoires inachevées et les bricolages inutiles.
Si ces endroits existent, ils sont peut-être sur les crêtes de la Cordillère des Andes, cachés dans une forêt dense préservée et inaccessible, au bord d’un lac de Sibérie, (il faudrait demander à Sylvain Tesson), ou perdus entre la Douve et le Gorget, encerclés par les marais du Cotentin à Selsoif chez mon ami Coco.

J’avais prévu depuis plusieurs mois de faire un périple dans le Cotentin, de préférence en moto. De retour d’Espagne, je préparais donc au plus vite mon expédition pour voir mes amis, Coco, Titus, Guy-André, peut-être aussi Charly Jaunet.


Partir pour Saint-Sauveur-le-Vicomte, combien de fois ai-je prononcé ces mots et combien de fois avant mes parents les ont dit. «Demain on part pour Saint-Sauveur», une phrase d’espérance, de bonheur, de liberté. Saint-Sauveur c’était pas comme ailleurs, c’était mieux, c’était parfait.
Nous logions dans une grande maison très ancienne, datant de Mathusalem, la maison de ma tante Charlotte. Si le sol du rez-de-chaussée avait parlé, il aurait décrit des siècles de vie, le poids des pas, le martèlement des sabots, galoches, bottes, souliers, sandales, tennis, le bruit des claquettes et le chuchotement des espadrilles. L’escalier raconterait ce qu’il voyait sous les lourdes robes des femmes, les froufrous, culottes propres, sales ou pas de culottes du tout. Il parlerait de la montée précipitée de la femme de chambre au retentissement d’une clochette activée depuis le lit d’un maître de maison oisivement allongé, corps recouvert d’un édredon de plumes d’une teinte cramoisie, ne laissant apparaître qu’une tête blottie dans un moelleux oreiller orné de fines dentelles. Tout cela pour changer un pot de chambre dont l’odeur devenait pestilentielle.

Il se rappellerait aussi de la boue sur les bas de pantalons lors des hivers pluvieux, des croûtes durcies sur les genoux écorchés des enfants en culottes courtes, des bottes cirées et claquantes des envahisseurs teutons, des baisers cachés d’une amourette d’été, de mes autoportraits à poil dans les marches, photographiés au retardateur avec mon Canon TLB. (lire « Autoportrait 1978 »).
Au premier étage, un parquet autrefois ciré recouvrait le couloir et les chambres, sauf une, «la chambre carrelée», va savoir pourquoi ? Ce parquet en a supporté des choses, des courses dans le long couloir jusqu’à la chambre rose, des cris de douleurs pour enlever les échardes à la pince à épiler, les ronflements de ma tante, les attaques d’une armée de puces, les engueulades de mes parents. Le mieux c’était les caresses sur les seins de Marie-Claude, la main glissant jusqu’au bas de son ventre, douillettement enfouis dans le grand lit de la chambre bleue.


Il pleut à seau depuis ce matin, je dois partir dans l’après-midi, même bien équipé le trajet en moto semble compromis, je vais être contraint de prendre la voiture, je suis déçu.
Chez ma Tante, il y avait surtout une cuisine, moderne comme au 16e siècle. Une cuisine aux quatre fenêtres donnant sur la cour et vue dégagée sur le début du premier jardin. Je dis premier car il y en avant trois en enfilade, des jardins avec chacun une délimitation, une altitude et des styles différents. Jardin à l’anglaise, touffu et pas vraiment entretenu, grand potager anarchique et dernier jardin buttant sur un bâtiment clôturant la propriété.(lire « Les cuisse de Marie »).


Elle était bien cette cuisine, très lumineuse. Les deux premières fenêtres avaient vue sur la chambre aux cartes (lire « Si Lindbergh m’avait vu ») et le préau. Les deux autres ouvraient sur une belle cour pavée accueillant un fumier très odorant, des tinettes sombre, décorées de toiles et d’araignées sournoises, grosses, effrayantes.
Cette cuisine donnait l’impression que l’on remontait le temps à chaque fois qu’on y pénétrait. La très grande cheminée, noircie par des siècles d’utilisation était en partie le centre de notre  univers. À sa gauche d’imposants fagots serrés par la taille avec des fils de fer rouillés, dégoulinants de brindilles sèches et poussiéreuses, où vivaient cloportes et mille pattes. À sa droite, une gazinière acheté certainement en Biélorussie dans les années trente avec son four ou personne n’aurait eu l’idée d’y faire cuire quoi que ce soit.
Toujours sur la droite, le fameux évier ébréché en de multiples endroits avec dans son prolongement une lourde table en bois ornée d’une toile cirée aussi propre qu’une serpillière. Toile sur laquelle ma Tante coupait chaque matin du mou pour ses chats sur une planche de bois dégoulinante de sang. Beurk.
À l’opposé de la cheminée, une cloison en bois vitrée séparait la cuisine du couloir d’accès, une belle cloison où était vissé un moulin à café beige. Moudre du café, tournicoter la manivelle, voir les grains disparaître du bocal de verre pour finir en poudre dans la coupelle prévue à cette effet. L’odeur, le bruit, surtout le bruit, amplifié par la cloison de bois. On pouvait savoir si l’on préparait le café jusqu’au premier étage, dans la chambre bleue, au fond du lit douillet, laissant deviner les fesses de Marie-Claude.
Heureusement que je n’ai pas pris la moto, il a plu à seau tout le trajet. J’arrive enfin à Saint-Sauveur, comme souvent, je monte le bourg, passe devant la maison de ma Tante et tourne à gauche dans l’étroite rue du vieux Presbytère, passe devant chez Marie et remonte jusqu’à l’avenue de la Division-Leclerc, là ou il y a bien longtemps j’aurais peut-être pu perdre la vie (voir « Le fauteuil »). Je suis maintenant route de l’Abbaye, je négocie quelques enfilades de virages, j’entre dans les marais de Sélsoif et stoppe enfin la voiture devant le Pote aux Roses. La porte de la maison de Coco est toujours ouverte, qu’il pleuve ou non. J’entends les voix de Coco, Guy-André, Titus, Denin est là aussi… je suis arrivé.

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