
Le sable est brûlant, je cours en sautillant, pensant que j’aurai moins mal aux pieds, la dune me semble haute, j’ai l’impression de reculer à chaque pas et je n’ai pas fait attention aux chardons. Sur une jambe je cherche l’équilibre pour enlever les épines logées sous mon talon, mon sac glisse doucement en arrière, renversant délicatement tout son contenu.
Ça fait bien longtemps que nous ne sommes pas allé nous baigner à Glatigny, habituellement nous nous rendons à Lindbergh. Ici c’est encore plus sauvage, on ne voit que la mer et le sable, c’est un peu comme une île au bout du monde. Je suis enfin en haut de la dune, mon frère et mes deux cousins sont déjà en contrebas, le vent vient du large, il arrive par saccades, parfois frais, parfois bouillant, apportant ses odeurs d’algues et d’iode. Je prend mon élan pour faire un grand saut, je vais épater tout le monde. « Ça va pas, t’es nul, y a du sable partout maintenant, le paquet de BN est fichu et les Batnas ont disparus ». Cousin Nicolas est en verve, il ne s’est même pas aperçu que mon saut était génial, il ne pense vraiment qu’à son petit confort.
La mer est basse, ici quand on dit basse, ça veut dire qu’elle est très loin des dunes. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais il me semble qu’elle soit toujours basse, certainement une particularité du Cotentin. Au Havre par contre, j’ai le souvenir qu’elle est toujours haute, il faut être équilibriste pour tenter de se baigner, les galets roulent et vous précipitent au sol ou dans l’eau à la moindre faute d’inattention. Pour s’allonger, il faut tout d’abord préparer l’endroit choisi, déplacer les fameux «galets» jusqu’à avoir l’impression d’une surface plane, lancer la serviette dans le sens du vent, mettre encore 4 de ces «galets» aux coins du tissu et délicatement s’étendre, c’est à ce moment que commence le calvaire.

Glatigny c’est génial, il n’y a personne, juste quelques silhouettes en contre-jour se détachant sur la grève. J’ai posé mon sac près de celui de mon frère, je m’assoie sur la serviette bleue ciel que maman m’a donnée ce matin, j’enfonce mains et pieds dans le sable pour trouver un peu de fraîcheur, j’ai dû déranger une colonie de poux, ils sortent du sol et sautent partout, ça chatouille. Philippe règle son petit transistor acheté au début de l’été à Saint-Sauveur chez Monsieur Anquetil, la radio grésille entre deux stations. On capte facilement l’Angleterre, Jersey diffuse le dernier tube, « in the summertime » de « Mongo Jerry ». La vie est formidable.
Hier j’ai acheté un paquet de P4, j’en allume une avec une avec un Zippo trouvé dans le grenier de ma tante, certainement un oubli d’un GI. La maison de tante Charlotte a été occupée pendants la guerre par les Allemands et ensuite par les Américains. En fouillant le grenier on trouve des tas de choses, des tentes, des lits de camps, des masques à gaz, un vieux parachute, des bottes, des étuis pour mettre des pistolets, mais aussi des vieux cageots et toutes sortes de bric à brac hors d’état.

Le Zippo dégage une fumée épaisse, une odeur d’essence de térébenthine empeste l’atmosphère, je me fais copieusement engueuler par Florence, elle m’explique que ces cigarettes sont fabriquées avec des mégots récupérés sur les trottoirs de Paris et qu’elles donnent des maladies. « C’est des cigarettes pour les clochards, tu devrais fumer des Peter Stuyvesant ou des Kool menthol, ce serait vraiment mieux pour ta santé ». C’est vrai qu’elles ne sont pas bonnes, mais je trouve le paquet mignon, pas cher et facile à cacher. Le goût âpre de la clope me donne l’envie de boire du « Vittel délice » avant d’aller me baigner. La bouteille est déjà bien chaude, elle m’éclabousse quand je l’ouvre, j’ai les mains collantes, je bois et referme le bouchon métallique, écoutant le craquement caractéristique d’un goulot ensablé.
Il fait vraiment très chaud, maman nous a déposé à Glatigny avec la Ondine avant de passer prendre le thé chez une cousine, mon frère a préféré faire le trajet en Flandria, une belle Record avec laquelle il est allé au mois de juin tout seul au 24 heures du Mans. Philippe est courageux, il a travaillé l’été dernier pour l’acheter, je ne ne pense pas que Maman ou Papa l’ai aidé. Mon frère est passionné d’autos, il est grand, il aura 16 ans au mois de novembre. Quand il est parti voir les 24 heures, c’était sans l’accord des parents, Papa avait l’air furieux après maman de l’avoir laisser partir. À la maison c’est très tendu, quand je dis «à la maison» c’est chez ma Tante, ça fait bientôt un an qu’on habite Saint-Sauveur, Papa a travaillé longtemps à Paris chez Jaguar, mais maintenant je ne sais plus trop ce qu’il fait. Une chose est certaine, c’est que quant il arrive en week-end je suis très heureux, alors que Philippe et Maman sont stressés.
Nous décidons d’aller nous baigner, pour éviter une erreur de cap au retour, Nicolas plante une pelle dans le sable et pose un seau dessus. Comme ça nous retrouverons plus facilement nos affaires tout à l’heure. La plage est tellement grande et l’eau si éloignée des dunes que nous avons appris à faire preuve de prudence. Au début le sable est bien sec, parsemé de varech durci par le soleil, le paradis des mouches, puis arrive le sable mouillé et les premières flaques d’eau chaude. Le vent et la marée descendante ont ciselé la grève d’ondulations régulières, dures au pieds, surtout quand on court et que l’on heurte le sommet d’un caillou ou d’un chapeau chinois. Les flaques sont de plus en plus grandes, je m’allonge dans l’une d’elle, l’eau submerge mon ventre, je fais la planche pendant que mon maillot de bain se remplit de sable.
Je dis toujours qu’il fait beau dans la Manche, c’est souvent vrai, sauf la semaine dernière, il y eu de l’orage. Papa est resté avec nous quelques jours, en tout cas plus que les autres fois. Maman semblait triste, elle n’est plus la même depuis quelque temps. Je me suis disputé plusieurs fois avec mon frère, le ton est monté, Papa a du intervenir. Papa prend toujours ma défense, même quand il ne sait pas si j’ai tort ou raison. Philippe est très jaloux de cela, il en souffre, est-ce cela le désavantage d’être un fils aîné? Le ton est monté tellement haut que Philippe à menacé Papa avec un couteau de cuisine, tournant autour de la table de la salle à manger en vociférant des menaces. Pour défendre mon père, j’ai détaché une des ampoules du lustre et je l’ai jeté à la tête de mon frère, le touchant à l’épaule.

C’est fait, tout le monde est dans l’eau, on a choisi un endroit sans rochers pour s’amuser, aujourd’hui on ne ramasse pas de bigorneaux. Philippe est drôle, il prend des algues et les installent sur sa tête et mime un chanteur yéyé, j’aime quand il me fait rire. Nicolas nous asperge, je regarde Florence nager avec grâce. Assis dans l’eau on discute de plein de choses, j’aime bien être avec des plus grands que moi. On parle de la famille Kéros qu’on a vu hier, du copain de Denise, un Gi revenant du Vietnam. Je n’ai pas compris son prénom, mais ce que je sais qu’il a montré à tous les adultes des photos prises pendant les combats, je n’ai pas eu le droit de les voir. Par contre il nous a offert un verre une super boisson américaine «le Cooled», une poudre que tu verses dans l’eau, d’une teinte rouge et d’un goût très acidulé. Magique.
L’Amérique nous fait rêver, il y a trois semaine des gars sont allés sur la lune. Un jour on ira peut-être aussi se balader là haut. J’aime ces moments précieux, l’humour de Nicolas, le sourire «British» de mon frère et le regard de Florence qui n’a d’yeux que pour lui.
Je ne sais pas pourquoi on fait ça, Philippe se sent tellement mal, qu’il à fouillé dans les affaires des parents, je l’ai aidé sans savoir trop quoi chercher. Lui avait une idée qui trottait dans sa tête depuis longtemps. Tout est moche aujourd’hui, il pleut à moitié, il fait gris, je regrette l’altercation d’hier, j’ai pleuré toute la nuit.
Il ne faut pas plus d’une minute pour perdre son frère : un livret de famille, le nom des parents et des grands parents, puis des enfants… enfin, moi et mon petit frère Frédéric. 60 secondes pour que tout s’écroule et qu’on ne soit plus frère, qu’on ne porte plus le même nom, qu’on ait pas le même père. Des hurlements dans le jardin; des pleurs; des «pourquoi vous avez tout caché»; des «vous êtes des lâches». Comment on va vivre maintenant qu’on est plus de vrais frères. C’est un jour explosif, un semblant de famille s’éparpille à la lecture de quelques lignes froides comme une pierre tombale. «On est plus frères, on est plus frères», des phrases qui résonnent au plus profond de nous et qui nous font plus mal que la pire des brûlures. Je vois les adultes autour de nous, figés comme de stupides statues, incapables d’intervenir pour nous secourir. Ma Tante les bras ballants devant la porte de la cuisine, Maman terrifiée et Papa… je ne sais même pas s’il est là, j’ai les yeux trop remplis de larmes.

Déjà 5 heures, j’entend le klaxon poussif de la Renault de Maman de l’autre coté de la dune, il faut vite manger un Batna retrouvés dans le sable pour dissiper l’haleine tenace du tabac. J’aurais aimé que mon frère me prenne derrière la Flandria pour retourner à Saint-Sauveur, mais maman ne veut pas, c’est Florence qui s’y colle, elle a drôlement de la chance. Philippe est fier, il passe devant nous à pleine vitesse avec le sourire d’un garçon presque heureux. Il fait encore très chaud, j’ai posé ma serviette bleue sous mes fesses, autrement impossible de s’assoir sur la banquette arrière en skaï rouge de la Ondine. Nicolas est à coté de Maman, il essaie de baisser la glace pour faire des courants d’air.
On passe vraiment un été merveilleux.