Les grandes vacances sont terminées depuis un mois, je ne suis plus à l’école de Saint-Sauveur, j’habite maintenant loin de mes copains. Mal assis entre de vieux meubles poussiéreux et des piles de lourd cartons, je pense à l’été passé, dehors il fait encore beau, je pourrais être avec les autres. Il est environ 2 heures de l’après-midi, j’ai un peu faim. Il faut que je bouge, j’ai mal aux fesses et ma jambe gauche est engourdie. Changement de position, adossé aux cartons je m’évade en regardant la lucarne qui laisse supposer un soleil radieux à l’extérieur.
Jean-Pierre habitait juste derrière chez ma tante, près de la rue “Croix-d’Épine”, dans une petite résidence toute neuve. J’ai entendu dire que c’était les gens pauvres qui logeaient ici, ça me fait triste de penser que c’est vrai. Pour aller le voir, je n’ai qu’à traverser le jardin, entrer dans le vieux bâtiment et sortir dans la rue Croix-d’Épine en faisant coulisser la lourde porte en bois qui donne sur la chaussée.

Le jardin de ma tante est composé de trois niveaux. Juste devant la cuisine il y a une cour pavée, pour s’aventurer en profondeur, il faut passer devant les latrines et prendre la pente entre l’immense if et le labyrinthe de bambous. Passé cet endroit sombre, on débouche dans un premier jardin où à une époque lointaine la famille venait y converser les après-midi sensoleillés. On y trouve un banc de bois blanc envahi par l’herbe d’une ancienne pelouse, des rosiers grimpants griffent les murs et se voûtent par le poids du temps en une pluie blanche et pourpre, une haie de buis hors d’âge tente de délimiter l’endroit et de faire en sorte que les souvenirs demeurent.
Au second niveau, sur la droite du chemin, le potager. Pas très intéressant pour nous, ma tante Charlotte peut dormir tranquille, les carottes, navets, pommes de terre et autres salades ne seront pas inquiétés. Juste tout au plus les rangs de fraises anglaises, belles, rouges, juteuses, odorantes…
A gauche du potager, le verger. Appelons-le comme ça, des rangées d’arbres fruitiers tous plus vieux les uns que les autres. Il ne faut pas monter dedans, les branches cassent comme du verre. Les fruits sont tortueux enveloppés dans l’épaisseur d’une peau semblable au dessus des mains de ma tante, beurk.
Plus loin un noisetier indique l’entrée du dernier jardin. Face à moi un énorme mûrier d’au moins 20 mètres de haut cache le vieux bâtiment. C’est souvent dans cet endroit que l’on se retrouve avec les copains, loin de la maison et des regards désapprobateurs. Un champs jamais fauché, une petite cabane verte délavée aux carreaux ternis et fissurés, des groseilliers et des framboisiers vêtues de leurs plus beaux habits, semblables à des momies égyptiennes dans leurs bandelettes de tissus. Ma tante nous raconte que cela empêche les oiseaux de venir picorer les fruits. Les oiseaux n’on pas de chance, ils n’ont pas de bras.

Quant il fait chaud, le mûrier est un endroit idéal, la monstruosité des branches et du feuillage procure une ombre délicieuse. Un lieu privilégié, où on à le sentiment de vivre dans un monde parfait, sans problème ni angoisse. Comme Newton sous son pommier, nous sommes sous notre mûrier. Il y a mûres partout, dans les branches, au sol, sur nos joues, sur nos mains nos genoux et nos culottes courtes. Je ne sais pas si on aime vraiment le goût de ces fruits, mais on en mange beaucoup. Le mieux c’est quant ma tante en fait de la gelée.
Le vieux bâtiment termine ce parc, il est la délimitation entre le jardin le monde extérieur. Quand on passe la porte coulissante pour se retrouver dans la rue, on change d’univers, on se sent beaucoup moins protégé. A bien y réfléchir, c’est peut-être pour ça que l’on m’a dit que Jean-Pierre habitait chez les pauvres.
Le temps change, des nuages gris épaississent le ciel, la lucarne diffuse moins de clarté, il commence à faire sombre. Ce matin j’ai eu vraiment la trouille d’aller à l’école, depuis la rentrée c’est de pire en pire.
La pauvreté c’est choquant, surtout quand ses amis sont dedans. Ça prend comme une sorte de crampe aux intestins, plus violent que le mal de ventre avant de rentrer dans la salle de classe en pensant qu’on ne sera jamais à la hauteur du savoir que demande l’instituteur. Mon copain Jean-Paul la connaît bien, il la vie au jour le jour cette pauvreté.
C’est génial d’habiter une ancienne gare. Imaginer qu’un chemin de fer s’arrête devant chez toi, dans le bruit et la fumer, regarder les gens te dévisager à travers les carreaux salis par le grésil de la loco, ou descendre pour rentrer chez eux. Mais c’est où chez eux?
La maison de Jean-Paul est tout au bout d’un chemin de terre, loin des habitations. Penser que c’était une gare tient de l’irréel. Un train venu de nulle part pour aller nulle part, ça fait froid dans le dos. C’est ici que vit madame Ritter et ces fils, dans ce lieu désaffecté sans confort. Je ne sais même pas s’ils ont l’eau courante. Pour ce qui est de l’électricité, c’est sûr il n’y en a pas.
La chambre des enfants est au premier, sous les toits, on y monte par un escalier de meunier. Les lits des frères sont proches les uns des autres, quant on est debout notre tête touche les cartons cloués sur la charpente. Sans cette isolation de fortune, le vent glacial de l’hiver pénétrerait partout dans ce petit grenier, il serait alors impossible d’y dormir. Même en été il y fait sombre, au fond de la pièce, face à la voie de chemin de fer, il y a une petite ouverture dans la pierre. Une sorte de fenêtre mal jointe donnant peu de clarté. Il faut des bougies pour voir correctement.
Madame Ritter est une femme honnête, mais je ne sais pas si elle travaille. Jean-Paul ne parle jamais de sa famille, ni de son père, est-il mort? De toute façon il n’évoque jamais sa condition. Les copains de Saint-Sauveur sont-ils déjà venus chez lui? C’est la misère et cette misère il en a certainement honte et il en souffre. Il faut être fort pour supporter cette vie, Jean-Paul est fort.
Je suis presque sure qu’il est 4 heures et demie l’école va se terminer, je vais bientôt descendre dans l’appartement, comment faire pour ne pas montrer mon imposture? Que se passera t-il demain, après-demain et tous les autres jours de ma vie. Le monde finira par comprendre ma fuite, je m’exclus par peur de l’autre. J’attends que l’on m’aide.