Le Fauteuil

Je suis bien calé dans l’un des fauteuils du salon, celui-ci est confortable avec des accoudoirs en bois, l’assise est recouverte d’un tissus de vieux velours cramoisi. La maison à des murs très épais, sauf aux fenêtres, cela forme une sorte d’alcôve et ma tante a placé deux sièges en vis à vis à cet endroit, installé dans l’un d’eux je scrute l’activité de la rue, ma position est idéale. La place de l’église, le bar de Lucien et une partie de la rue, celle qui descend vers le bas du bourg. Pour bien voir j’écarte de la main droite le rideau de dentelle que j’immobilise derrière mon épaule, le rideau a l’étrange odeur du passé.

Aujourd’hui il fait beau, maman m’a ouvert la fenêtre, je prend l’air, je discute avec les copains, il est bientôt midi, les cloches vont sonner et la place de l’église ne va pas tarder à se remplir de monde, le bistrot de l’oncle de Coco1 aussi par la même occasion, c’est ce qu’on appelle “les vases communicants”.

Tous les dimanches c’est l’effervescence à la sortie de l’église et aujourd’hui mon tonton Roger est venu de Valognes pour déjeuner avec nous. 

Oncle Roger et tante Charlotte

Roger est professeur, donc il a une barbichette et des cheveux en désordre. Sa vraie passion c’est la peinture et le dessin. En général, dans un petit village comme celui-ci, tout les notables, les bigottes, les ouvriers, les pochetrons du bistrot de Lucien vont à l’église pour écouter monsieur le curé. Ça les réconforte pour la semaine, ils ont l’impression d’être meilleurs ou moins mauvais. Un lieu idéal pour faire des croquis. 

M. Cousin le maire, M. Gambasart le notaire, M. Audouard le boucher, M. Houet l’ambulancier, M. Maignan le garagiste, mon institutrice, tout ce petit monde à portée de crayon. Un régal pour la main habille de tonton.

L’office religieux vient de se terminer, de retour chez ma tante, Roger entre dans la salle à manger avec un sourire sans équivoque quant à la réussite de son engagement spirituel en faveur de l’art du crayonné. Le rôti patientera quelques minutes, juste le temps pour la famille d’admirer les frasques artistiques de tonton. On m’a placé au milieu de la grande table, je peux ainsi suivre la conversation des grands, nous avons trop attendu, le rôti est froid. Papa me regarde souvent, je sais à quoi il pense, son regard est triste malgré les éclats de rire de la tablée que Roger anime avec énergie. Le dessert arrive enfin, une merveille, des cœurs à la crème de chez madame Loritte, du fromage blanc présenté dans des moules en faïence percés d’une multitude de petits trous. Un vrai régal. 

Je suis satisfait de pouvoir participer à cette vie familiale, de ne pas être seul dans ma chambre ou dans le salon près de la fenêtre. Le temps est long, cela fait 15 jours déjà. C’est vrai que j’ai de la compagnie, les amis, mes illustrés, je deviens incollable avec Tintin, Bibi Fricotin et son copain Razibus Zouzou, les Pieds Nickelés, Jo et Zette. Mon frère Philippe m’a passé ses Pilotes, je me suis plongé dans les aventures de Barbe-Rouge et d’Ivanhoé. 

Je ne m’ennuie pas souvent, mais là,  l’inactivité est pesante. Mon vélo bleu, celui de mon dernier anniversaire, je ne sais même pas ou ils l’ont rangé, j’espère qu’il n’est pas abimé, je l’aime ce biclou.

Après déjeuner maman m’a ramené à une place devenue habituelle, le siège cramoisi du salon. Cinq minutes après que je sois en place, ma tante Charlotte fait irruption, se positionnant devant moi, le regard inquisiteur, elle me demande si je savais pourquoi les portraits des ancêtres accrochés sur les murs de la pièce avaient les yeux percés de petits trous ronds, juste au milieu des pupilles. Tous sans exception ont été martyrisés par des vandales et ma tante aimerait bien connaître le ou les auteurs de cette dégradation d’œuvres familiales inestimables.  Charlotte tente de lire dans mes pensées et de pouvoir dénouer l’affaire au plus vite, je sais tout mais ne dirai rien. Je regarde à l’extérieur et scrute le ciel, pourvu qu’il ne pleuve pas, les ancêtres sont comme les gouttières, percés de partout. La “Diana” à canon rayé que papa nous a offert est vraiment du tonnerre.

Le mois dernier avec les cousins et mon frère on à fait une belle balade en vélo, jusqu’à la plage de Lindbergh2, j’aimerais tellement pouvoir recommencer ce périple, j’espère qu’un jour j’y arriverais encore, mes jambes me font mal.

On aime bien jouer derrière l’église, c’est un endroit inquiétant et magique. On y trouve de tout en fouillant la terre, des os en tout genre, des dents, des crânes, des tibias, que du bonheur. Un reste de cimetière de la Révolution française, incroyable et fascinant. Si fascinant que Coco et mon frère Philippe n’on pas trouvé mieux que de ramener chez ma tante une jambe complète et de la planquer sous l’armoire du couloir d’entrée. Cette maison n’est pas d’une propreté irréprochable, loin de là, mais ma tante a une femme de ménage, madame Adam. Je me demande toujours bien pourquoi cette brave femme à voulu faire du zèle en nettoyant partout sous les meubles. Je l’entend encore hurler comme une folle en courant dans les couloirs.

Si on s’aventure plus loin, on longe le cimetière et on descend une petite route géniale, la rue du Vieux Presbytère. On passe devant la maison de Marianne Hérault et on commence à prendre de la vitesse et de la vitesse il en faut si on veux remonter le raidillon débouchant sur la nationale, juste là ou habite un autre copain, Charly Jaunet.

Rue Bottin Desylles, il y a foule, on est samedi, c’est jour de marché. Papa n’est pas souvent dehors quant il est à Saint-Sauveur, mais ce jour là oui. Il vient d’acheter sont paquet de Fontenoy au tabac juste après les Nouvelles Galeries”. La rue est affublée de hauts-parleurs déversant des flots de chansons populaires. La voie de monsieur Anquetil, le patron du magasin d’électro ménager se fait entendre “De la part de Charles pour son papa, la dernière chanson de Gilbert Bécaud”. Chacun peut venir dans le magasin de monsieur Anquetil pour une dédicace sonore à offrir à un parent ou un amoureux. Ensuite c’est amusant, on attend avec impatience le moment de la journée où on entendra avec fierté notre nom dans les hauts-parleurs.

L’accident

Il est des fois ou un bruit peut en masquer un autre, quand mon annonce passe enfin dans le haut-parleur, je ne suis pas la pour l’entendre. Papa oui, malgré un bruit sourd et lointain qui vient gâcher sa surprise, il entend mon prénom et la chanson que je lui ai dédicacé, papa sourit, il est certainement heureux et fier que j’ai pensé à lui.

Le ciel est bien bleu, allongé sur le dos je le contemple sans pouvoir bouger autre chose que la tête. Pourquoi tous ces gens se précipitent pour me cacher la vision des nuages très haut dans le ciel? J’ai du mal à voir mon vélo bleu, il est loin de moi.

La chanson se termine, presque inaudible, masquée par la violence d’une sirène, je n’ai pas mal mais il y a trop de gens autour de moi, c’est angoissant, je crois que mon vélo est bien abîmé et papa, que va t-il dire?

Les commentaires sont clos.