L’automobile

En 1969, nous n’étions plus au Havre et Saint-Sauveur était loin. Papa nous emmenait dans ses errements au fil de changements de situation que je qualifierais de boiteuse, tout comme sa démarche difficile et sa jambe gauche trop courte pour filer droit.
Cette année là, nous habitions Buais. Papa avait trouvé je ne sais comment, une maison bourgeoise à la sortie du village en direction de Saint-Symphorien-des-Monts. Des haies touffues protégeaient la bâtisse de la route et un grand araucaria odorant finissait le décorum, parsemant le sol de cette baraque à chagrins, d’épines sèches et gluantes. J’oubliais, que derrière il y avait une ferme vétuste et boueuse, j’avais sympathisé avec le fils des cultivateurs, un brave gars qui passait sa vie entre la traite, le bâtiment d’habitation et les arbres dans lesquels il se réfugiait pour chasser l’ennui. Il parlait peu, paraissait farouche, intimidé par ma famille qui venait de s’installer dans la belle maison de devant.
Je crois que nous passions pour des riches venus d’ailleurs, papa et maman avaient chacun leur voiture, une Dauphine bleue et une Ondine beige, de quoi en mettre plein la vue. J’entends encore le bruit de la Dauphine pétaradante, s’éloignant vers Saint-Symphorien avec le son si caractéristique de la double sortie d’échappement Devil que mon père avait fait installer pour gagner de la puissance. L’enchaînement des trois vitesses rythmait cette musique qui s’amenuisait au fur et à mesure de l’éloignement, jusqu’à ne plus rien entendre d’autre que le vent dans l’araucaria et le meuglement des vaches du voisin.

J’étais fier de mon père, passionné d’automobile, préparateur hors pair. Je le revois encore écoutant des moteurs dans son garage, rue du Maréchal-Gallieni au Havre « Le CTA* ». Lui en élégant costume sous une blouse blanche immaculée devant un capot ouvert, tenant son stéthoscope de la main gauche, la main droite actionnant la tirette d’accélérateur d’un double corps « Weber », montant le régime pour déceler un problème de roulement de vilebrequin ou d’arbre à cames. Le son des tubulures « Autobleu » faisaient vibrer le garage. Moi pas bien grand, en culottes courtes, campé sur la pointe des pieds et à bonne distance, regardant ce drôle de papa trifouiller les mécaniques.

C’était sa passion, les voitures, la course automobile, mais plus jamais il ne parlait de motos**. Son garage était révolutionnaire, un sol carrelé de la couleur de sa blouse, pas de taches de graisse et un équipement digne de la NASA. Des boîtes à outils d’un rouge rutilant sur roulettes et surtout des machines électroniques pour régler les bolides et envoyer des fusées sur la lune. Nous vivions dans le garage, ou plutôt sur le garage. L’appartement surplombait l’atelier, trois angles en mezzanines vitrées avec chambres, salon, cuisine et salle de bain. On ne pouvait pas vivre plus proche de sa passion. Une passion si dévorante qu’il ne s’était pas aperçu que les gens n’en avaient rien à foutre de faire contrôler leurs voitures et ils ne voulaient surtout pas qu’on leurs dise qu’elles ne correspondaient pas aux règles de sécurité qui existeraient trente ans plus tard.
Le fermage de maman englouti, la belle René Bonnet « Jet » rouge, planquée chez un copain pour éviter que les huissiers ne la saisissent, un beau petit paquet de dettes et un couple à la dérive. On allait avoir un futur assez perturbé.
Buais, comme son nom l’indique c’est pas terrible, voir même pas terrible du tout, pas toujours gai, même un peu triste. Ma chambre à l’étage en face de l’escalier, était assez grande, sur les murs un chouette papier peint imprimé de voitures anciennes très moche. Les parents avaient voulu me faire plaisir, à moins qu’il n’ai déjà été là avant qu’on arrive.
J’étais le champion de la projection, installé sur mon lit-cosy, les pieds emberlificotés dans la couverture en crochet fabriquée avec amour par ma tante Charlotte, je branchais mon petit projecteur View-Master « Junior » et visionnais sur le mur (entre les voitures) les disques en couleur de Rin-Tin-Tin ou Aigle Courageux. Le fichu View-Master avait une fâcheuse tendance à chauffer sérieusement mes cuisses pour un résultat de projection digne de la lampe à pétrole.

Papa avait aménagé son bureau au rez-de-chaussée à côté du salon et tout prêt de l’allée en gravier où il garait sa voiture. Il était expert automobile pour une compagnie d’assurances dont il m’est impossible de me rappeler le nom. De toute façon, je crois que l’on ne m’a jamais dit pour qui il travaillait exactement, ça ne sert donc à rien que je tente de le retrouver. C’était un endroit pas très moderne à l’odeur d’encaustique, un peu austère et très bien rangé. Un bureau Napoléon III aux pieds assez fin rehaussés de quelques dorures supportant un plateau recouvert de cuir vert foncé quelque peu fatigué, sur lequel trônait un grande lampe posée sur le côté gauche en face du téléphone gris des PTT, des papiers bien ordonnés non pas par genre mais par taille.
Sur le dessus, un télégramme de l’Élysée signé du général de Gaulle remerciant mon père de sa fidélité. Je me souviens de la tête du facteur quand il a apporté la missive.
Accolé au mur, face au bureau, une commode du même acabit, ou plutôt une stèle à la mémoire du passé. Un buste en cuivre de Napoléon (encore lui), des figurines en plomb de soldats de la retraite de Russie, un portrait à l’aquarelle de Marcel (mon père) devant une René Bonnet stylisée, (René Bonnet était le parrain de mon petit frère), deux diplômes encadrés de chez Daimler datés de 1964, certifiant que papa avait servi avec brio les intérêts de la marque quelques années auparavant, des prospectus luxueux présentant le belles Jaguar. Papa avait travaillé à Paris chez Jaguar « Royal Élysée ». Nous habitions alors Saint-Sauveur, quand il venait le week-end, c’était la fête pour moi et les copains, il nous emmenait faire le tour du bourg dans les belles Mark 10 ou autres MK2.
Je savais que nous n’étions pas à Buais pour très longtemps, nous irions dans d’autres villes pour que papa trouve un nouveau travail. Fougères, Granville et plus tard au Havre chez ma grand mère, écarté ou protégé d’une famille dispersée.
Mon père était un homme fatigué, usé, épuisé, rincé d’avoir perdu son prestige professionnel et raté sa vie de couple, d’avoir rendu malheureuse ma mère et mon demi-frère Philippe. J’entends encore ce jour où partant travailler, gavé de « Nembutal », il tenta de prendre la route pour je ne sais où, l’avant de la Dauphine bloquée sur le montant de granit du portail, accélérant comme un forcené sans pouvoir avancer. J’entends encore le bruit de la tubulure « Autobleu » et du pot » Devil ».
* Centre de Contrôle Technique Automobile (peut-être le premier en France).

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