Je vous écris de Stalingrad-sur-Mer

17 juin 1968

Chère Florence,
Voilà maintenant un mois que je suis en résidence au Havre et je m’ennuie déjà de vous. Le tumulte du voyage, l’arrivée dans cette ville inconnue, ma prise de fonction retardée chez Renault n’ont pas altéré mes sentiments, vous me manquez.

Le périple
Le départ de Győr* pour le Havre a été une véritable aventure, j’ai dû me rendre à Bratislava pour prendre un train jusqu’à Prague où j’avais prévu de longue date de passer une semaine chez l’oncle de ma mère avant de prendre l’avion pour Paris via Düsseldorf.

J’ai mis deux jours pour atteindre la capitale Slovaque, le train était bondé, trois heures d’arrêt à Brno, quatre à Velka Bites et je ne me souviens plus combien de temps à Humpolec, à chaque fois toujours la même ritournelle « papiers et laisser passer » scrutés avec zèle par la police. Mon oncle est venu plusieurs fois à la gare centrale inquiet de ne pas me voir arriver, aucuns fonctionnaires n’étaient en mesure de lui confirmer l’arrivée de mon train, tant la confusion et le désordre régnaient.

Mon séjour à Prague devait être un plaisir, revoir l’oncle Gustav, parler de la famille, visiter cette belle ville que je ne connaissais qu’à travers les récits de ma mère. Il s’est transformé en une assignation de mon oncle à rester dans son appartement bourgeois du 13, rue Na Moráni.

Cinq jours penché à la fenêtre, stressé par les bruits d’un pays en insurrection, des soldats partout, je voyais même les mouvements de chars, deux cents mètres plus bas près des quais sur Rašínovo nábřeží.

Le 17 mai, j’ai réussi grace aux relations de mon oncle, à me rendre sans encombre à l’aéroport de Prague-Ruzyně, je pensais déjà à l’ouest et Düsseldorf. Une envie bien vite compromise par mon vol annulé et aucun horaire précis de re-programmation. Impossible de retourner en ville en ce printemps tant attendu. Prague délire d’une envie de démocratie réprimée par l’URSS. Assis sur ma valise marron, mains croisées, les yeux scrutant mes chaussures, j’ai pris mon mal en patience.

Je suis arrivé à Paris, le 19 au matin, j’ai réussi à prendre un autocar pour le Havre, sans avoir l’impression d’avoir changé de pays, la France est paralysée par les grèves et les manifestations. En approche du Havre, nous avons traversé un magnifique pont surplombant la Seine, (je pensais au Danube). Sur le versant nord, nous avons longé de grandes falaises de craie, j’aurais aimé que vous soyez à mes cotés. Un passager avec qui j’avais sympathisé me dit de regarder sur la gauche, au loin perdue dans les herbes des marées se détachait un bâtiment blanchâtre, l’usine de la régie Renault, là où j’allais travailler à la production des R16. Je rêvassais jusqu’au Havre en remerciant ma demie-sœur de m’avoir fait venir et de m’avoir obtenu un poste d’ouvrier dans l’automobile.

La Ville
J’ai un petit logement meublé 12, rue Mogador, proche du centre ville, loué préalablement par Yvette (ma demie-sœur, merci encore à elle). C’est assez confortable, je suis au second étage. La vue n’est pas terrible, mais c’est un luxe d’être à quelques pas de la mer et non loin du centre.

Le Havre est une ville reconstruite, avec des larges avenues bordées d’immeubles rectangulaires en béton. Les voitures se font rare, il n’est pas difficile d’y circuler. J’ai depuis la semaine dernière une bicyclette, c’est très pratique pour découvrir en pédalant. Je commence à me souvenir du nom des quartiers, « Rond-point, Danton, Saint-François, Saint-Vincent, Thiers », des endroits tous différents, comme appartenant à des villes distinctes. L’Hôtel de Ville m’a impressionné, d’un style conquérant, à l’allure noble, de grandes colonnes rythment une façade largement vitrée se terminant par une tour trapue d’au moins 30 mètres de haut, le tout face à une immense place jalonnée de massifs de fleurs, cadrée par une rangée de jeunes arbres bien taillés. J’ai pris plaisir à me positionner en plein milieu de l’avenue coupant ce jardin, une trouée large et profonde qui mène à la mer. Ici comme chez nous, la coutume veux que que l’on nomme ces importants axes par des noms de généraux. Comme si cela n’en donnait que plus de prestige à cette avenue « Foch ». Encore un soldat que la guerre a récompensé post-mortem.

Déambuler le long du front de mer semble être un plaisir pour les Havrais, cette fin de semaine je suis parti d’un sémaphore à l’entrée du port (le port est dans la ville), pour longer la mer jusqu’à Sainte-Adresse. C’est très agréable, non seulement on n’y croise pas grand monde, mais en plus on y trouve de jolis bâtiments, un musée moderne, une résidence pour riches presque achevée, un port pour les voiliers, une grande place s’achevant sur des galets qui s’appellerait la « Place Rouge ». Je sais aussi maintenant que le Havre est surnommé « Stalingrad-sur-Mer », des alignements du rues à angle droit, des immeuble sur cinq étages tout en béton, encadrés de quelques tours à l’image de celle de la mairie dirigée par un gouvernement local communiste. Il faudrait qu’on les emmènent derrière le rideau de fer pour voir leur réaction.

J’ai avec moi l’appareil photographique de mon père, un vieux Weltaflex, qui ma foi fonctionne encore correctement, ce n’est pas un de ces petits formats 24×36, mais c’est bien quand même. J’ai trouver un magasin au début d’une rue qui se nomme « Paris ». Rue qui débouche sur un quai à la consonance anglaise « Southampton ». Un comble pour une ville qui a était détruite il n’y moins de vingt-cinq ans par ces fameux Anglais. Ce magasin « Picard » semble sérieux et pas trop onéreux. Je suis content, j’ai récupéré hier les tirages de mes premiers clichés, ils sont de bonne qualité. Je vous joins quelques photos dans ma lettre, vous participerez ainsi presque en temps réel à la découverte de ma nouvelle vie.

Chère Florence, je ne manquerai pas de vous écrire de nouveau très bientôt, malgré tout ce que je vous raconte, j’ai un énorme cafard, je pense à vous, je vous aime.

Charles

*Győr est la principale ville du Nord-Ouest de la Hongrie bordée par le Danube.

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