Et pourtant l’herbe est toujours verte.

14 août

Tout est collant, pourtant il ne fait que 17°, le soleil au-dessus du plafond de nuage ne permet pas d’assécher cette humidité odorante.  Dans la cour devant la maison, la toile cirée de table est ciselée de griffures de lames aiguisées, signe d’activités « festoyantes » propices aux rencontres humaines et ripailles arrosées. Certains morceaux de cette nappe plastifiée rebiquent, découvrant leurs arrêtes maculées d’une crasse antédiluvienne. Par endroit l’eau de pluie forme de petites flaques où mouches et autres scolopendres s’abreuvent.

J’ai les fesses trempées, je me suis assis pour prendre mon café sur une vieille chaise Kartell, mon jean a pompé toute l’eau, j’ai le cul au frais, ce n’est pas si désagréable.  Coco* en a six de ces chaises signées et bringuebalantes, défraîchies par le temps et les chiures de poules. C’est assez classe, comme d’ailleurs un grand nombre des objets qu’il collectionne avec Chantal sa femme.

Vieux bougeoirs, lampes, casseroles, croix d’église, Saint Sébastien en bois tout souriant à croire que ses flèches le chatouille. Poule en porcelaine au bec ébréché, piège à loup tout rouillé, osselets trouvés dans le clocher de l’église, chapeaux de suffragettes, dents et crâne de la Révolution, celle de 1789, pas la fausse de 68. Vieux Land Rover tombé au champ d’honneur, accroupi dans des herbes envahissantes, courant sur la carcasse de l’automobile en décomposition avancée. Deux Barbey d’Aurevilly posés sur une commode poussiéreuse, Les Diaboliques imprimé par E. Dentu éditeur à Paris et Critiques diverses aux éditions Alphonse Lemerre. Surplombant ces ouvrages, un portrait sur toile de l’écrivain clouté sur le mur. Trois cartes postales jaunies de Duchamp, Picabia et Dali en joute épistolaire sur le rebord de la cheminée. Un poème griffonné, presque illisible sur une nappe en papier, souvenir d’une soirée alcoolisée, une lunette astronomique borgne et autres centaines de merveilles.

Je suis bien ici, tout semble apaisant et beau, la vie, les hommes, la nature. Il n’y a pas de contraintes, on fait ce que l’on veut tant que l’on respecte l’autre.

Il recommence à pleuvoir, rester dehors n’est pas raisonnable, les nuages sont très menaçants et viennent du nord-ouest, on n’aime pas quand il arrive de cette direction. Je prends ma tasse et retourne près de la cheminée du petit salon pour terminer la dégustation de l’authentique café préparé dans une casserole d’aluminium, le « café Coco ». Sur la grande table basse s’entassent, journaux, restes de saucisson, tabac, allumettes, comprimés d’iode, tablette numérique sur laquelle se trouve le reste de saucisson et encore quelques papiers se rapportant à Jules Barbey. Des citations sont cerclées à la mine d’un crayon gras, tentative « Cocoïenne » de mémorisation.

  • Le plaisir est le bonheur des fous, le bonheur est le plaisir des sages.
  • Les êtres heureux sont graves. Ils portent en eux attentivement leur cœur comme un verre plein, que le moindre mouvement peut faire déborder ou briser.
  • Il y aura toujours de la solitude pour ceux qui en sont dignes.

Il fait bien sombre, toutes les lumières sont allumées, on pourrait penser qu’on est en décembre. Autour de la maison, le marais gonfle, l’eau envahit rapidement les champs.

– Il ne faut pas que ce soit une angoisse, me dit Coco, avant on ne voyait ça qu’en février, mais depuis qu’ils ont ouvert les écluses de la Douves et du Gorget, l’eau est partout, encore plus quand il pleut.

– Il faudrait qu’on y aille bientôt Coco, dis-je. Je suis ici depuis huit jours et j’attends ce moment depuis cinq ans. Demain au petit matin ? je suis prêt.

Je suis habité par le Cotentin, avant je disais La Manche, mais le Cotentin reflète mieux la magie de cette péninsule dont mon centre du monde est depuis l’enfance Saint-Sauveur le Vicomte.

Partant de ce principe, tout le reste tourne autour du Saint en question, les marais de Selsoif et de la Sangsurière, Tallepied, Orglandes, Colomby, les monts de Besneville et Doville, Valognes, Bricquebec, Saint-Marcouf, Morsaline, Saint-Vaast, Montaigu-la-Brisette, Barfleur, Gatteville, Auderville, Jobourg, Siouville, Flamanville, Surtainville, Carteret, Porbail, Denneville, Glatigny.

Ils sonnent bien ces noms de villages, Taillepied, Glatigny, Colomby, Selsoif, ils sont mes champs du possible, mes inspirations et mes questionnements.

Taillepied
Petit, l’endroit me foutait la trouille, c’est toujours le cas d’ailleurs. La vieille église Saint Jean-Baptiste, flanquée en haut de ce mont, est isolée et paisible, tellement paisible qu’au bout d’un moment tu commences à avoir les chocottes, tu crois apercevoir des trucs bizarres partout. L’envie de prendre tes jambes à ton cou te traverse l’esprit, Terence Fisher y aurait facilement tourné un film avec Christopher Lee dans le rôle de Dracula. Un décor à ciel ouvert, l’édifice est trapu et sombre, le cimetière est parsemé de tombes à moitié éventrées, bien entendu au bord d’un précipice que seul un muret de pierres moussues protège d’une possible chute. Le gars Jean-Baptiste, grand homme de communication, n’a certainement pas annoncé l’arrivée de son chef Jésus à Taillepied.

Glatigny
C’est gai, voire joyeux et un tout petit peu mystérieux. Moi je n’y allais pas beaucoup sur cette plage sauvage, mes parents préféraient Lindbergh* et ses grandes dunes. C’était bien, si les parents avaient envie de perdre un enfant, rien de plus facile, la mer découvre à un kilomètre, il n’y a pas de points de repères quand tu es au bord de l’eau. Idéal en quelque sorte pour ne pas retrouver papa et maman.

Tante Cocotte allait à Glatigny, était-ce pour la « sonance » du nom, « So British » ou pour la beauté de ce littorale idyllique. Dunes sauvages, sable blanc aussi fin que du sucre glace, pas âme qui vive à sur cette plage aussi inhabitée que la lune. Ceci dit, je ne suis jamais allé sur la lune. J’imaginais tante Cocotte, profitant de cet espace vierge de toute civilisation, bronzant nue, délicatement allongée, lovée dans le sable chaud, fumant une Peter Stuyvesant les yeux fermés, caressée par la chaleur d’un vent d’août. Bref le fantasme d’un gamin de 12 ans qui vient de lire son premier S.A.S avec la « gaule » au garde à vous. Elle était quand même belle Tata Cocotte.

Colomby
C’est moche. Le village est traversé par une route fréquentée, tranché comme un camembert, s’étalant mollement d’est en ouest de chaque côté de la départementale D2, reliant Saint-Sauveur à Valognes.

À part ce nom évoquant l’Amérique latine, Colomby a vu passer toutes les voitures des parents, cousins, copains. 2 CV, 4 CV, Dauphine, Peugeot 203, Ford Taunus et Capri, luxueuse Jaguar Mark II 3.8s, Simca 1000, Opel Cadette,  Renault 12 et 16, Fiat Panda avec toit ouvrant (on ne se refuse rien) et autres engins motorisés à deux roues.

J’avais certainement envie de voyages pour découvrir les pays imprimés sur les cartes de la revue « National Géographic », collées sur le mur d’une des chambres de la maison de ma tante Charlotte*. À l’approche de l’agglomération, blotti au fond de la banquette arrière la tête posée sur la vitre, je guettais l’entrée du village et le panneau « Colomby » comme un phare propice à la rêverie et à l’évasion.

Selsoif
Alors là, c’était le bout du monde, non pas en distance mais en décalage temporel. Depuis Saint-Sauveur il fallait pédaler et avoir l’esprit d’aventure pour tenter de s’y rendre. Passer rue des Petits-Pavés-de-l’Abbaye, longer le grand mur d’enceinte du quartier général des bonnes sœurs, suivre une étroite route sinueuse à deux pas du marais à l’asphalte chaotique, bordée d’arbres enlacés d’un touffu bordel de feuillages, ronces et mûres ployant vers le goudron en ébullition d’une chaude après-midi d’été. Tout ça pour arriver là où il n’y a rien, si ce n’est quelques bâtisses en pamoison épiscopal autour de l’austère église Saint-Claude.

Aucun bruit dans ce décor étrange, nos vélos arrêtés devant l’entrée de l’édifice religieux, nous, scrutant les alentours, fixant les fenêtres des maisons pour tenter d’y percevoir la vie. Brrr, rien d’autre que le bruit du vent chaud m’effleurant le visage et sifflant délicatement aux oreilles. Les pneus de mon vélo bleu sont nappés de petits graviers gluants, j’ai le genou en rébellion, sanguinolent et caillouteux, comme les roues de la bicyclette. J’ai chuté deux cent mètres avant d’arriver.

15 août
C’est le moment du départ, il est sept heure du matin, le temps semble apaisé, la nuit a chassé la pluie. Le soleil commence à poindre, accompagné d’une brise délicatement tiède, on pourrait presque sentir l’odeur de la mer.

Nous sommes à la lisière du périmètre autorisé, dans quelques minutes on va s’enfoncer dans l’interdit, empruntant pour seule route, les chasses* avec nos discrètes motos tout-terrain.

Cinq ans maintenant qu’il est définitivement impossible d’approcher la côte ouest. Glatigny, Porbail, Carteret ont sombrés dans la solitude d’un monde sans hommes. Voir se dessiner à l’horizon les Anglos, sentir l’herbe des dunes, fouler le sable nu pieds, admirer la beauté des bruyères aux odeurs envoutantes, avoir le visage caressé par l’air du large chargé du sel de mon enfance.

Coco m’a prévenu, il est impossible d’aller plus haut, pas de dunes à Siouville, ni Hatainville, pas de Flamanville, pas de baie d’Ecalgrain ni de Goury. Ce serait de la folie.

Un 15 août presque comme les 15 août d’avant. Balade dans les chemins encaissés du Cotentin, rigolades, dérapages plus ou moins contrôlés, chutes dans la boue, passages de Mielles mouvants, moteurs des bécanes en sur-régime, pour rire d’un temps pas si lointain où tout était possible.

Et pourtant l’herbe est toujours verte.

Coco*
Mon ami Coco.

Tante Charlotte*
Auto-portrait 78

Lindbergh*
Si Lindbergh m’avait vu.

Chasses*
Petits chemins de terre encaissés en deux rangées de talus, desservant les communes.

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