29 juin 2018

L’arrivée
Denneville est toujours paisible, voire même extrêmement paisible. Un vent de nord-est assez viril fait virevolter le sable par saccades régulières. Les pins sont chahutés, les fleurs s’arc-boutent, les ronces jubilent et mes oreilles sifflent. Il fait chaud, comme quand j’étais enfant, l’air a l’odeur du passé. Pas cette odeur de moisi qui se dégage d’une revue Télé 7 jours oubliée sur le dessus du vieux téléviseur Radiola de ma tante Charlotte, ni celle du tas de torchons entreposé au fond du placard, entre les toiles d’araignées, les couverts d’un lustre terni et des assiettes fatiguées par tant de bouches à nourrir. Ébréchées, usées, cachées mais pas jetées, ces assiettes croient encore qu’un jour elles reprendront du service à la lumière d’une belle table dressée. Tout n’est qu’illusion.
Aujourd’hui l’air a l’odeur du bonheur, celui dont je me souviens avant la catastrophe, celui des rires, des amours, de la sueur des corps enlacés. De cette légèreté de vivre, de l’insouciance à penser que le monde mérite qu’on vive pour lui…
L’année dernière j’avais déjà bravé les interdits en faisant une brève promenade à moto jusqu’à Denneville en compagnie de mon ami Coco1. Nous étions passé par les chemins, à l’abri des contrôles militaires. Je ne pensais pas y retourner seul aujourd’hui et « à vélo » (qui l’eut cru ?), moi qui ai toujours voyagé accompagné, je me retrouve avec unique compagnon une bicyclette verte au pédalier rouillé et frein avant indigent, dans une région proscrite, sans âme qui vive à 30 kilomètres à la ronde. Beau programme.
Etant un grand sportif (tout le monde le sait), je m’étais promis de faire l’aller et retour dans l’après-midi. Partant de Saint-Sauveur situé dans le périmètre autorisé, déjouant les postes de surveillance, sans bruit, juste le grincement du pédalier et le craquement des pneus sur la latérite de l’ancienne voie de chemin de fer. Avaler les quinze kilomètres jusqu’à Saint-Lô- d’Ourville, éviter la « Touristique » et foncer sur Denneville, un programme simple qu’un sportif aurait accompli en à peine plus d’une heure. Je suis parti à 14 heures il est déjà 17 heures et j’aperçois à peine la mer. Deux moucherons dans l’œil, trois erreurs d’orientation, quatre sauts de chaîne, cinq poses pipi, le bilan de cette après-midi cycliste n’est pas très reluisant. Je suis fatigué, j’ai mal au cul et aux jambes, je repartirai demain.
30 juin 2018
J’ai passé la nuit dans un petit cottage, tout près de la plage, d’ici on voit Jersey. Je n’ai eu aucun mal à forcer la porte, elle était ouverte, bloquée par une montagne de sable. Ce sable il y en a partout, dans la pièce principale, dans la cuisine, sur les meubles, dans les casseroles, les verres, le four. Fauteuils et chaises en sont à moitié recouverts, cette poudre de silice a envahi tout le rez-de-chaussée de la bicoque.
J’ai dormi à l’étage, tout habillé sur un lit déglingué face à une fenêtre sans battants, le souffle du vent chahutant de vieux rideaux en guenilles tentant de donner encore un peu de dignité à cet environnement meurtri. Quelle drôle de nuit, savoir que je suis seul à Denneville, allongé sur un matelas qui ne me connaît pas, fixant l’encadrement de la fenêtre regardant le ciel et les Anglos à la lumière de la pleine lune. Flippant.
J’ai souvent contemplé Jersey à la nuit tombée, assis dans les dunes, bien tranquille avec mes copains, ou plus affairé avec Marie-Claude. C’était magique cette côte anglaise ornée de ribambelles de petites lumières scintillantes, on avait tous envie d’aller rouler à gauche et boire des bières au pub.
Réveil matin
Je n’ai pas bougé de la nuit, allongé sur le dos les mains en croix sur un ventre arrondi par le temps et les dérives de la vie. J’ai dormi comme chez moi, sur le bord du matelas sans me retourner, droit comme une trique, certainement la bouche ouverte pour mieux ronfler. J’ai soif, ma glotte est sèche, « j’ai forcement dormi la bouche ouverte ».

Comment ont-ils fait pour évacuer autant de monde en si peu de jours ? C’est à croire que tout était prévu à l’avance, tout s’est passé dans l’ordre, sans panique. Dès le jour de l’annonce, l’armée s’est déployée pour organiser le repli des populations vers la zone de sécurité. Ils ont tracé un cercle de 30 kilomètres autour de Flamanville à l’intérieur duquel personne ne devait se trouver.
Le déplacement de la population cherbourgeoise fut cependant plus compliqué, certains sont allés rejoindre de la famille dans le bas Cotentin, mais la plupart des habitants ont migrés de Barfleur à Sainte-Marie-du-Mont. La côte est n’est plus qu’un immense campement de réfugiés où survivent plus de cent-mille déracinés.
Quand j’étais petit, Saint-Sauveur devait avoir moins de trois mille âmes, c’était un village paisible, tout le monde ou presque se connaissait, maintenant la patrie de Barbey est devenue la plus grande bourgade à la limite du périmètre. Il y a des gens partout, même à Selsoif, mon ami Coco n’est plus tranquille. Les marais ont beau avoir été inondés pour des raisons de protection (paraît-il), les tentes et abris de fortune jalonnent la D 347. L’attrape rêve2 symbole de la création artistique, des échanges culturels autour de la pensée « Lecoqïenne3 » s’est transformé en campement d’une cinquantaine de Quechua alignés dans une anarchie égale au rangement de l’atelier de mon ami Alain. Un grand bordel.
Pourquoi suis-je venu une nouvelle fois à Denneville, moi qui passait mes journées à Lindbergh4 quand j’étais enfant ? Les deux plages sont contiguës, l’une est plus sauvage, proche du Havre de Portbail, l’autre est envahie par des constructions hétéroclites, sans intérêt architectural. J’ai choisi la facilité, les maisons vides ici sont nombreuses et offrent un hébergement plaisant face à la mer.
C’est pour moi un moment de villégiature propice à la méditation, personne aux alentours, je suis seul avec le sable, la douceur de Ammophila arenaria, la caresse du vent, les senteurs du varech fraîchement déposé sur la grève, seules les radiations n’ont pas d’odeur.
1 Lire « Et pourtant l’herbe est toujours verte ».
2 « L’attrape rêves » Grand champ en face de la maison de mon ami Coco destiné à accueillir des créations artistiques éphémères se décomposant au fil de la pluie et du vent. Des musiciens y viennent jouer pour chasser les taupes et faire siffler les oiseaux. Accessoirement être aussi entendus d’un public averti.
3 « Lecoqïenne » ou « Cocoïenne » Ce que l’on dit d’une pensée ou posture visant à élever le monde à devenir simple et meilleur en harmonie avec la nature.
Alain Lecoq dit « Coco », libre penseur et grand ami, vivant à Selsoif, près de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Inconditionnel de Barbey d’Aurevilly.
4 Lire « Si Lindbergh m’avait vu »