
Nous sommes le 7 août, j’ai entendu ce midi à la radio qu’un coup d’état venait de se produire au Honduras. C’est loin d’ici le Honduras. D’ailleurs, je ne sais pas exactement où cela se situe, en haut, au milieu ou en bas de l’Amérique latine. Il faudra que je regarde sur les planisphères accrochées sur les murs de la chambre appelée par la famille « chambre aux cartes », à mi étage de la maison de ma tante. Cet après-midi je ferai des photos dans l’escalier, j’en profiterai pour jeter un coup d’œil à ce fameux Honduras.
Un jour il faudra que je parte en Amérique du sud, j’ai en tête le nom d’une ville, Montevideo, capital de l’Uruguay. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression que c’est une belle ville. C’est un nom qui sonne bien « Montevideo ». J’aimerais aussi aller en Argentine, mais la dictature militaire me fait froid dans le dos. Dans la salle à manger de ma tante sur un petit guéridon poussiéreux, près de la télé, il y a un Paris Match tout froissé d’avril 76, qui relate l’événement. Il a dû être beaucoup consulté, les pages sont devenues très souples et cornées, la couverture déchirée en diagonale est parcheminée comme la peau d’un vieillard. La revue est poisseuse, elle sent la pisse de chat, comme beaucoup de choses chez ma tante. La destitution de la présidente Isabel Peron, par les militaires du général Videla se trouve coincée entre un article sur la venue de Paul et Lynda McCartney à Paris, l’augmentation du SMIC qui passe à 8 francs et le génocide au Cambodge. 500 000 morts depuis le début de l’année. Le monde est merveilleux, à peine 3 ans que la guerre au Vietnam est terminée et Pol Pot continue son horrible dessein.
Cette fois-ci, je ne suis pas venu en moto à Saint-Sauveur, mais en 2 cv avec Maman. 220 kilomètres et 3h30 de molles ondulations dans le ronronnement paisible du 2 cylindres à plat. À chaque saignée de la route, l’auto se déforme, la vitre articulée du conducteur claque et le grincement des ressorts des sièges évoque la course effrénée des chariots de colons dans le film de Henry Hathaway « La Conquête de l’Ouest ».

Andree in student
J’ai laissé mon père au Havre avec Andrée, ma belle mère, sa troisième femme. Elle s’occupe bien de lui, mais leur vie est triste, ça fait plus d’une année qu’il est dans son lit. Andrée a rencontré Papa avant la Seconde Guerre mondiale, une amourette qui aurait dû se concrétiser par un mariage. Un teuton dérangé en a décidé autrement. Andrée est repartie chez ses parents dans l’Essex au début de l’année 1940 et Papa est resté au Havre, puis envoyé au STO. Quelle destinée, retrouver son premier amour, 35 ans plus tard, malade, l’épouser pour le pire et accessoirement pour quelques moments de bonheur.
Je sais qu’il est malade, ça fait des années qu’il est malade, je l’ai presque toujours vu dans cet état, malade. Mais de quoi au juste?
Marcel en moto

Quand mon père avant 25 ans, il courait en moto pour le compte de Norton. Il disputait des courses sur circuit ouvert, on appelait ça des « rallyes motocyclistes » et cela faisait partie d’un championnat d’endurance et régularité. Il y avait plusieurs épreuves de ce type, toutes se disputaient sur route ouverte. A cette époque Papa était marié à Micheline, une blonde aux cheveux ondulés dont les pointes se recourbant à l’approche des épaules. Une femme menue, qui selon les dires de ma grand-mère Suzanne, avait attiré Papa dans le piège du mariage sans que celui-ci ne le désire.
Suzanne disait d’elle que c’était une sorcière. Ça me foutait les jetons, savoir que Papa avait vécu avec une sorcière avant de rencontrer Maman.
Mon père parlait rarement de son passé, de temps en temps il évoquait des morceaux d’histoire, mais jamais il ne parlait de Micheline. Papa boitait beaucoup, il avait une chaussure orthopédique au pied gauche. Une chaussure très moche qui lui donnait l’aspect physique d’un mutilé de guerre. Il marchait avec difficulté, lançant sa jambe invalide en avant quand il était en équilibre sur l’autre. J’étais habitué, je l’avais toujours connu comme ça. Il avait épousé Maman quelque temps après son divorce de Micheline.
Marcel

C’était un bel homme brun avec des yeux très clair, je ne sais plus s’ils étaient bleus ou verts. Son front volontaire surmonté d’une chevelure foncée aux ondulations féroces lui donnait beaucoup de classe, surtout qu’il était toujours bien cravaté. En semaine, noeud double pour la symétrie, costume noir aux reflets gris foncé d’un tissu « Grain du poudre », ajusté sur le corps par le tailleur Windsor, rue de Paris. Le week-end, carré de soie autour du cou, veste en tweed avec coudes en cuir brun et pantalon gris, plis bien marqués sur de devant. Sans oublier la pochette assortie et sa canne de bois pour s’aider dans ses déambulations.
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Maman et moi

À la fin des années 50, il avait une situation en vue, fréquentait le petit cercle de la bourgeoisie havraise, de quoi s’épanouir malgré son handicap. C’est dans une soirée organisée par une amie avocate que Papa rencontra Maman. Ou plus exactement que l’on fit rencontrer Papa à Maman. Ironie du sort, des années plus tard, l’amie avocate assistera ma mère dans le divorce qu’elle réclamait à l’encontre de mon père. Une décision dictée par une vie maritale compliquée, semée de difficultés relationnelles, sentimentales et financières. Avec ce mariage Papa avait épousé une femme et son enfant, mon demi-frère Philippe. Un moment de vie fait d’injustice, d’amour et d’injustice. Mon demi-frère mal aimé, ma mère effacée, combattante d’une lutte intériorisée jusqu’à l’explosion. C’est dans ce bouillonnement conflictuel que mon petit frère Frédéric vint au monde, j’avais 6 ans.
Je savais que Papa avait eu un grave accident de moto, il était avec sa première femme Micheline. C’est de retour de Liège, après la mythique course « Liège-Milan-Liège », que Papa fut percuté par une automobile venant à sa rencontre. Un Anglais ayant oublié qu’il ne devait pas rouler à gauche. Le choc fut violent, projetant mon père et Micheline à plusieurs mètres de l’impact. Micheline gisait par terre, commotionnée et blessée aux jambes, Papa groggy, tenta de se relever pour aller voir sa femme, quant il se mit debout, son fémur traversa sa peau et sa combinaison de cuir.
Dans les années 70, je fouillais le grenier de ma grand-mère Suzanne, à la recherche de bidules anciens, de traces du passé, de l’avant-guerre. C’était un de ces greniers mansardé, sombre, sans électricité, avec pour tout éclairage une lucarne aux vitres obscurcies par le temps. En déplaçant des cartons noircis de poussière d’ardoise, j’exhumais des objets qui pourraient se déclamer comme on le ferait d’un inventaire à la Prévert. Un grilloir à café et un moulin mural en fer tout rouillé, des cuissardes pour le gabion en caoutchouc décomposé, une gibecière sans sa bandoulière. Une poupée manchot, qui trônait auparavant sur le napperon de fine dentelle recouvrant le dessus de la télévision Radiola de mamie. Une quinzaine de revues « Pour tricoter » attaquées par le temps, des pots à confiture sans couvercles, un jeu de petits chevaux fourbus d’avoir si longtemps couru, et une caisse en bois provenant des entrepôts Dubuffet. Au fond, un vêtement de cuir, plié sans ménagement, comme si on avait voulu lui faire mal, le mutiler, l’estropier, lui interdire de vivre. Ce vêtement de cuir, mon père le portait le jour de son accident.
Aujourd’hui on est le samedi 7 août 1978, la page sport de L’Équipe parle de la victoire de Léon et Chemarin aux 24 heures du Mans moto. Cet après-midi je vais faire des auto-portraits de moi à poil dans l’escalier.